Les démons et la pratique de
« Tcheu en l’activité des cinq dakinis »

voir extrait de la sadhana

Extrait d'enseignements : juillet 2016

de Lama Shérab Namdreul

Démons

Le terme "démon" est présent dans les textes et enseignements de nombreuses traditions ancestrales de différentes cultures. Ce terme s’inscrit dans une méthodologie traditionnelle qui se présente sous forme métaphorique. La forme métaphorique fait partie de l’approche ésotérique et renferme une ambition thérapeutique spirituelle en s’appuyant sur une connaissance des fonctionnements de la conscience. Cependant, dans une grande majorité des cas, l’aspect de ces démons s’inspire largement des croyances et de l’imaginaire « populaire ». Matchik Labdreun grandit et évolue dans un univers où foisonnent ces figures de l’imaginaire animiste mais trop souvent réduites à la simple croyance et à la superstition. Comme tout contemplatif « thérapeute » (note 1), Matchik Labdreun explore les arcanes du subconscient humain qui lui permet de développer une démonologie très élaborée où les visualisations de sa pratique renferment un langage cohérent au service de l’émancipation de nos conditionnements. Pour cela, il faut commencer par dépasser la saisie en une existence objective de ces "dieux et démons" en s’appuyant sur la Vue bouddhique de la vacuité puis en reconnaître l’indissociabilité avec la nature de Bodhicitta et enfin, par le yoga de Poa, s’épanouir en la sphère d’aisance (sct. soukha). Tout l’enseignement de Matchik Labdreun est axé sur ces trois piliers de l’Éveil qui fait que la pratique de Tcheu est la synthèse des soutras, des tantras et du Sahaja-Mahamoudra.

Le terme "démon" ne désigne pas une entité ou un être en tant que tel. Sous l'emprise de la confusion mentale qui nous fait croire en une entité aussi bien objective que subjective, les démons désignent toutes les perceptions distordues que nous avons des situations, de nos expériences, des autres et finalement de nous-même.

Le terme de "démon" désigne donc un disfonctionnement de la conscience qui perturbe l’intelligence naturelle des cinq agrégats et empêche leur aptitude respective d’être goûter « en toute aise » (sct. soukha).

Le démon ne se présente pas à visage découvert. Il s’immisce dans les rouages obscurs de la conscience. Cependant il se révèle à notre conscience sous la forme d’un « malaise » (sct. doukha) qui peut s’aggraver et prendre des proportions « malignes » comme le tourment, l’ébranlement, l’anxiété, la dépression etc. Les facteurs déclencheurs de ces « malaises » peuvent être extérieurs (situation, rencontre etc., intérieurs (ressenti, réminiscence etc.) ou intimes (rêve, phantasme etc.) et la puissance de ces malaises peut évoluer sur plusieurs vies. Parfois, pour des raisons pédagogiques et dans un souci d’émancipation à l’ultime, un Lama peut estimer judicieux de devoir provoquer le petit démon caché d’un élève, soit à la cantonade ou en privé. C’est à l’intelligence de l’élève ensuite d’analyser ce qui a été bousculé, quels démons s’est révélé et observer les réactions qui s’ensuit : doute, rejet, discriminations, euphorie, idéalisation etc.

La pratique contemplative de Tcheu consiste donc à provoquer sciemment nos démons en les invitant comme des hôtes tout aussi dignes de notre offrande que les trois Joyaux et trois Racines. La vue bouddhique de la vacuité et la vue spécifique du tcheupa est cruciale. Il n’est pas question d’exorcisme ou de conjuration. Pour le tcheupa, en acceptant son offrande du corps et d’en disposer comme bon leur semble, ses démons vont lui permettre d’exaucer au mieux sa Bodhicitta, la nature primordiale de l’esprit.

Toute la force contemplative tantrique se trouve dans la capacité du méditant à pouvoir allier le jeu imaginal de la conscience avec la faculté intellectuelle du discernement. Les démons étant représenter sous des aspects effrayants et repoussants, il est nécessaire que le méditant sache faire le distinguo entre une « représentation imaginaire » et sa portée symbolique qui relève d’une aptitude spécifique de la conscience. La responsabilité de l’enseignant est ici très importante pour ne pas laisser l’élève partir dans les phantasmes magico- féériques d'un « walt disney » surnaturel.

Aujourd’hui, à la lumière de l’anthropologie, de la psychanalyse et autre science, le milieu socio-culturel de nos sociétés modernes semblent affranchies de certaines superstitions et certains rites dits paganistes. Bien qu’on ne les nomme plus "dieux et démons", ce qu’ils représentent en nos subconscients est toujours bien vivace et opérant. Cela nous semble rationnel de leur donner des noms de pathos bien précis mais le règne imaginal s’immisce bon gré mal gré dans les rouages de notre culture fut-elle mondialisée. Notre XXe siècle a connu les "comics super héros" combattre le mal. Au XXIe siècle ce sont les zombies que l’humain combat inexorablement ; puis les vampires à l’immortalité ambiguë qu’on ne sait s’il faut la souhaiter. Les "dieux et démons" de nos phantasmes collectifs siègent aujourd’hui dans le temple des mass-media et des écrans. Les animateurs organisent prêches, inquisitions et confessions ; les annonceurs publicitaires guident nos compensations et exorcisent nos dépressions. Dans toute cette illusion, le tcheupa des temps modernes ne manque pas de démons à convoquer. En occident, nos cimetières sont des havres de paix et n’ont rien d’effrayant alors que nos écrans sont devenus les thé-antres de nos âmes tragi-comiques qui se débattent entre espoir et peur.

Tcheu en l'activité des cinq Dakinis :

L’époque change et les désignations évoluent, mais nous restons les personnages de scénarios dont la trame reste universellement invariable : des illusionnés en quête du bonheur. Malheureusement, il n’est pas possible d’obtenir ce tant vénéré bonheur sans s’être avant tout désillusionné. C’est en 1986 que j’entendis Taï Sitou Rinpotché enseigner que la vue du tcheupa est de « rechercher l’indésirable ». Aller là où « le bât blesse », là où le démon (gr. daimôn) se révèlera un guide bien qu’il se présente avant tout comme « le doigt qui se met sur une plaie ». Toute l’intelligence consiste à mettre le doigt, le plus tôt possible, sur le moindre malaise fût-il insignifiant avant qu’une gangrène karmique nous tombe dessus.

La sadhana de « Tcheu en l’activité des cinq dakinis » aborde, outre les principaux démons traditionnels de l’enseignement de Matchik, dix démons qui illustrent tout particulièrement ce scénario tragi-comique de l’illusionné en quête du bonheur tout en espèrant pouvoir « mettre la charrue avant les bœufs » afin d’éviter de « mettre le doigt sur la plaie ».

Ces dix démons se divisent en deux groupes : cinq démons conséquents et cinq démons subséquents. Ils ont un rapport direct avec les cinq règnes (minéral, végétal, animal, mental et imaginal) dont les cinq dakinis évoquées dans cette sadhana en sont les régentes initiatrices. Ces dix démons sont invités lors du "festin rouge".

Les démons conséquents :

Le démon de la croyance, de la fascination, de l’obsession, de la persuasion, de la satisfaction. J’en nomme cinq mais on pourrait rallonger la liste autant qu’on voudrait. Ce ne sont pas cinq démons indépendants. Ils collaborent étroitement. Ces démons sont conséquents à l’impossible espoir qu’implique le scénario susmentionné. Ils sont "conséquents" à la soif cherchant satiété (satisfaction).

Les démons subséquents :

Le démon de la délégation, de l’idéalisation, de la complaisance, de l’insinuation, du prétexte. Ces démons sont subséquents à la soif trouvant satiété (note 2). Ils représentent la transformation, dans un temps plus ou moins long, où ce qui était bénin devient malin.

Démon de la croyance

La croyance ravit l’esprit comme un beau fruit que l’on vient de cueillir

Cette sensation agréable peut nous donner à percevoir et juger cet état d’esprit comme étant vertueux. Si l’on s’en tient à l’expérience et à sa conclusion et que l’on n’use pas de la raison, un impacte karmique donne pouvoir au seul facteur mental « croyance » (samskara, réactivité) en tant que tel (cf. Les cinq processus cognitif). L’objet de notre croyance n’importe plus, pourvu que l’on croie et que l’on trouve satisfaction. La croyance ravit l’esprit et c’est tout ce qui compte. S’en tenir à la satisfaction de croire va finir par se gâter et l’on finira par « faire d’un dieu un démon » parce que le fruit que l’on a cueilli n’aura pas été goûté, c’est-à-dire analysé comme étant pertinent.

La croyance est naturelle à la conscience. C’est un élan spontané de confiance "à priori". Cela s’accompagne d’agrément parce que cela paraît simple, limpide et facile. La croyance n’est pas un problème en soi et il ne faudrait pas s’en méfier ou s’y refuser. Le problème vient quand la croyance n’est pas suivie de la raison et de l’expérience puis cède au démon de la délégation. C’est l’intelligence du discernement qui permet de n’être pas abusé d’une satiété palliative de la soif.

Le démon subséquent de la délégation se retrouve dans de nombreux cas. Pour l’électeur, c’est le vote par délégation. Pour l’amoureux c’est la providence par délégation. Pour le subordonné c’est l’autorité par délégation. Pour l’adepte, c’est la dévotion par délégation. La délégation est la confiance du lâche. Je prends pour moi les plaisirs de la fascination et je donne à mon idole le soin, le devoir et la responsabilité de ne pas me décevoir.

Question : Est-ce que celui qui ne croit pas n’a pas de démon ?

Réponse : On croit toujours à quelque chose. Certains croient à la loi du marché, d’autres au destin, d’autres à l’amour, d’autres au pouvoir etc. Concernant l’idée de "Dieu" qui est l’objet de croyance et d’incroyance qui réveille le plus nos démons ; ne pas croire en Dieu par exemple est en soi croire à son inexistence et croire en Dieu signifie qu’on ne croit pas à son inexistence. Même pour un athée, le démon de la croyance s’insinuera dans ses processus imaginaires.

L’élan spontané de l’incroyance est naturellement "à priori" au même titre que celui de la croyance et nécessite également le recours à la raison puis à l’expérience. Les processus de la saisie et du karma est identique à celui de la croyance. Il s’agit de prendre conscience des mécanismes de l’illusion, de la soif et de la saisie qui s’immisce aussi bien dans la croyance que dans l’incroyance. Il ne s’agit pas d’opter pour l’une au détriment de l’autre. On serait encore l’objet du "démon". Croyance et incroyance sont co-émergents et nos démons ne font pas de distinction.

Démon de la fascination

La fascination du fruit cueilli occulte l’arbre porteur de nombreux autres fruits

La fascination est ce moment où l’esprit reste « scotché » devant son objet. Pour les uns c’est leur chanteur favori à la télé, pour d’autres c’est leur grand Lama vénéré dans le Temple. Les processus cognitif et karmique sont similaires. C’est un phénomène d’occultation de tout le reste. La personne fascinée ne jure que par son idole-idéal, son référent idéologique, son maître à penser, son modèle de vie. La fascination est un point culminant de la sensation où l’on se sent capable de tout abandonner ; « s’il me le demandait » comme dit les chansons d’amour. Cela s’accompagne d’un sentiment de grâce parce rien d’autre n’a d’importance. Comme pour la croyance, la fascination n’est pas un problème en soi et il ne faudrait pas chercher à s’éviter ces instants. Le problème vient si la fascination cède au démon de l’idéalisation (cf. Précessions) et n’assume pas le courage que la fascination suggère.

Démon de l'obsession

L’obsession impose à l’esprit le fruit cueilli de peur qu’il nous échappe

L’obsession mentale crée une persistance de l’objet, dût-il n’être plus qu’un souvenir, un phantasme etc., pourvu qu’il nous donne à croire et restions fascinés. Le ravissement que produit la croyance peut donc nous rendre dépendant au point où l’esprit concède à l’obsession........

Démon de la persuasion

La persuasion d’esprit est le mensonge sous l’emprise du fruit cueilli

Ici, par persuasion il faut entendre l’autopersuasion. En tant que démon, on arrive à s’autopersuader d’une nécessité en la croyance et la fascination et qu’elles n’entament en rien son identité et son libre arbitre. On se persuade d’y consentir librement. C’est le phénomène de la "servitude consentie et consentante". L’obsession est totalement absorbée, ingérée et digérée. Elle n’est alors plus ressentie comme un mal. On ne se voit pas obsédé, on se pense "habité", "inspiré". On ne se voit pas soumis, on se pense "privilégié", "élu". Au pire, cela peut prendre des aspects de "possession".

Démon de la satisfaction

La satisfaction d’esprit offre un sursis pour encore espérer du fruit cueilli

Notre inintelligence au bonheur nous amène à vouloir systématiquement résoudre toutes insatisfactions (doukha). On postule d’emblée que l’insatisfaction est le problème. Le problème est notre rapport erroné avec l’insatisfaction. Nous ne considérons pas l’insatisfaction comme le symptôme de notre illusion et nous cherchons constamment à traiter un symptôme sans en connaître la cause (l’illusion). Établissant un rapport erroné avec nos insatisfactions, il va de même que nous établissons un rapport également erroné avec nos satisfactions : avidité, inhibition, culpabilité, frustration, remord etc. Ce rapport erroné se résume en un facteur mental que l’on désigne en français par deux concepts : espoir-crainte.

Satisfaction ou insatisfaction ne sont pas les problèmes en soi. Ce qui fait problème est que la soif puisse intercepter l’expérience, la prendre en otage (saisie) pour se persuader d’une conclusion possible. Cette soif procède de l’ignorance et de l’illusion qui s’ensuit. La soif est une « tentative » de trouver quelque chose à conclure soit d’existant, soit d’inexistant. Cette tentative est vouée à l’échec parce que l’esprit ainsi que les tous phénomènes sont ni-existants ni non-existants. C’est en cela que la soif sous-entend une insatiabilité et qu’il est nécessaire de reconnaître cette insatiabilité de la soif puis de l’analyser et enfin de la sublimer. On donne souvent aux démons le terme de tentateur. En fait, ils sont les témoins de cette tentative de la soif en train d’être voué à l’échec. Si nous comprenons que ce que l’on considère comme effrayant chez le démon est simplement notre peur de faire face à une illusion alors le démon devient le déclencheur d’un éveil.

La correspondance symbolique :

Les cinq démons conséquents sont associés aux cinq organes creux et les cinq démons subséquents sont associés aux organes pleins. Ces démons sont tout particulièrement invités lors du "festin rouge". Chaque organe est associé à un élément de la manifestation : L’estomac et le pancréas (élément Terre) : le démon de la croyance et le démon de la délégation. Les reins et la vessie (élément Eau) : le démon de la fascination et le démon de l’idéalisation. La vésicule et le foie (élément Feu) : le démon de l’obsession et le démon de la complaisance. Le gros intestin et les poumons (élément Air) : le démon de la persuasion et le démon de l’insinuation. L’intestin grêle et le cœur (élément Espace) : le démon de la satisfaction et le démon du prétexte.

La visualisation

Les démons sont, en règle général, représenté sous des aspects effrayants avec tous les stéréotypes de la frayeur.

Démon

On peut également s’inspirer des figures de différentes cultures : le mara scandinave, la Sarramauca occitane... Personnellement, je privilégie les canines saillantes, les yeux exorbités, les doigts aux ongles sales et crochus... Comme je préfère l’inhumation à la crémation, j’imagine aisément mon corps bien nourri nourrir à son tour, six pieds sous terre, des êtres de tous genres dont il est très facile de se faire une idée particulièrement dégoûtante.

Sauf tendance à la schizophrénie, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, aucun démon comme décrit ne se rencontre à l’extérieur. Ils sont le jeu de l’imagination et ce qu’on appelle « visualisation » est une fonction contemplative qui fait intelligemment appel à l’aptitude imaginale de la conscience.

Dès lors que j’enseigne les tantras et les yogas, j’insiste beaucoup sur la façon de « visualiser ». D’abord ne chercher pas à vous faire voir quelque chose. Ne fermez pas les yeux, gardez les yeux ouverts ou mi-clos. En fermant les yeux et ayant la volonté de voir, vous allez fabriquer une image virtuelle qui ne sera qu’un objet de la conscience visuelle. On aura tendance à prendre le fond noir des paupières fermées comme un écran de projection. L’effort pour voir et faire apparaître peut perturber la persistance rétinienne et passer sur un mode obsessif qui peut s’avérer critique pour certaines personnes.

Visualiser au sens sérieux de la contemplation spirituelle consiste à pénétrer la conscience mentale. Il faut se placer en la conscience mentale dans sa capacité de représentation. Focalisez-vous en premier sur l’évocation et la sensitivité. Au préalable, il est important que vous ayez bien étudié et appris « par cœur » la correspondance symbolique de ce qu’il faut visualiser. L’intellect doit en être pénétré pour que, dans le samadhi de la contemplation, la "reconnaissance du symbolisme" soit un réflexe de l’intuition.

Conclusion

De façon général, il est essentiel de bien comprendre le sens d’une pratique. Sans compréhension il n’est pas possible d’obtenir une réalisation de la nature de l’esprit. Il n’y a pas de méthode qui fonctionne par elle-même et qui nous fasse obtenir une réalisation. Pratiquer veut simplement dire qu’on s’entraîne à joindre la Vue et la Méthode. Cette jonction amène à une vision de la nature de l’esprit. Si l’on ne veut pas que notre pratique de Tcheu se réduise à du folklore, il est nécessaire de comprendre ce qu’on entend par démon, puis par vacuité, puis par offrande du corps. Alors, il y aura du sens à faire du damarou et des Houng et des Phèt. Par le Poa maîtrisé, on s’établira en la Prajna puis par l’union de la contemplation et du sens, le Sahaja Mahamoudra se présentera dans son évidence naturelle.


Note 1 : Cf. Philon d'Alexandrie

Note 2 : La soif est la tentative d’obtenir le bonheur en faisant fi de l’ignorance et de l’illusion. De temps à autre, il semble qu’on soit arrivé à être heureux alors qu’on a simplement fait en sorte que la soif ait trouvé satiété pour un certains temps. Une sorte de sursis jusqu’à la prochaine insatisfaction (doukha).